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07.10.2020 10:21 Age: 3 yrs
Category: Droit Social

Quand la cause des taxis rejoint celle des VTC : Uber encore une fois attaqué en justice


« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres » écrivait le philosophe italien Antonio Gramsci1. Uber serait-il ce monstre annonciateur d’une nouvelle aire tandis que les taxis, issus du modèle corporatiste du XVIIème siècle, vivraient leurs derniers instants ? 

L’ère du numérique a profondément modifié l’économie, les monopoles et les modes de travail. L’économie collaborative ne cesse de prendre des parts de marché. Mais les taxis entendent bien résister. 

Les Taxis Varois et France Taxis ont en effet intenté une action collective réunissant plus de 1.000 demandeurs afin d’obtenir la réparation de leur préjudice auprès d’Uber sur le fondement de la concurrence déloyale. 

S’appuyant sur la récente jurisprudence requalifiant en contrat de travail les relations entre la plateforme et les chauffeurs2, les taxis reprochent à la plateforme de s’être octroyé un avantage concurrentiel en contournant la règlementation sociale. La précarisation des chauffeurs de VTC, du fait du recours abusif au statut d’indépendant, est au cœur de l’argumentation des demandeurs. Une fois n’est pas coutume, les prétentions des taxis rejoignent celles des chauffeurs. 

Cette action sonnera-t-elle le glass d’Uber France comme la décision du 31 janvier 2017 avait mis fin à  Uberpop3

Qu’est-ce que la concurrence déloyale ? 

Au préalable, il convient de rappeler que le principe est celui de la liberté de la concurrenc4. Seule la déloyauté, soit la faute, est sanctionnée. La concurrence déloyale est d’ailleurs réprimée sous le fondement de la responsabilité civile extra-contractuelle5

Pour qu’il y ait concurrence déloyale il faut prouver une faute, démontrer un préjudice et établir un lien de causalité entre la faute et le préjudice.   

La faute, qui cristallise souvent les débats devant les tribunaux, peut revêtir différents visages : 

  • dénigrement,
  • imitations de signes de ralliement, de produits ou de publicité, 
  • désorganisation de l’entreprise concurrente ou le marché,
  • parasitisme

C’est au titre de la désorganisation du marché que les taxis espèrent remporter le procès.  En effet, l’inobservation par un professionnel de la règlementation applicable constitue une faute. En agissant de la sorte, il s'octroie un avantage par rapport à ses concurrents, ce qui les désorganise6

Une telle faute avait déjà servi à condamner une plateforme de VTC qui n’avait pas respecté les dispositions du Code des transports interdisant le stationnement de ces voitures sur la voie publique lorsqu'elles n'ont pas fait l'objet d'une réservation préalable7

Si le fondement est le même, l’action des taxis Varois et de France Taxi est aujourd’hui bien plus ambitieuse car une décision en leur faveur pourrait mettre un terme aux plateformes comme Uber. 

La désorganisation de l’activité des taxis en raison de l’inobservation des règles de droit social

Désormais, les taxis invoquent un argument qui trouve sa source dans l’actualité jurisprudentielle. 

Dans la lignée de l’arrêt Take eat easy (voir infra)8, le 4 mars 2020, la Cour de cassation a requalifié en contrat de travail la relation entre la plateforme Uber et les chauffeurs de VTC9. Partant, Uber aurait dû respecter les dispositions du Code du travail et payer les cotisations sociales. A travers cet arrêt, c’est tout le business model d’Uber qui est condamné.

En effet, comme toute plateforme de mise en relation de VTC et de clients, Uber n’emploie pas directement des chauffeurs mais recourt à des travailleurs indépendants souvent auto-entrepreneurs. Ainsi, les charges sociales ne sont pas supportées par la plateforme qui est dispensée par la même occasion de l’application des règles de droit du travail vis-à-vis des chauffeurs10. Ce mode de fonctionnement permet à la plateforme d’abaisser les coûts et de proposer un service low cost particulièrement concurrentiel. 

La faute en matière sociale constitue-elle une faute en droit de la concurrence ? C’est ce que prétendent les taxis : la désorganisation de leur activité résulte de l’inobservation, par le géant américain, des règles du Code du travail et du Code de la sécurité sociale. 

Retour sur le glissement des plateformes d’intermédiation vers la prestation de service globale 

Les récentes condamnations des plateformes numériques de cette nouvelle économie dite « participative » s’expliquent en raison de leur évolution. 

A l’origine, les plateformes comme Uber étaient de simples intermédiaires entre des professionnels et des particuliers. Elles n’intervenaient pas dans la prestation délivrée à l’utilisateur final. Leur succès les a poussées à devenir les prestataires directs des consommateurs qu’elles facturent et auprès desquels elles assument la responsabilité des prestations. Cette évolution a des répercussions tant sur le plan social que sur le plan commercial. 

Les collaborateurs des plateformes voient leurs libertés se réduire tandis que leur précarisation est croissante. Ils sont privés des avantages du statut d’indépendant (fixation des prix, choix des courses…) et de ceux de salariés (protection sociale, protection contre la rupture du contrat, limitation du temps de travail…) d’où leur volonté de voir requalifier leur contrat en contrat de travaill1

La CJUE avait posé le premier jalon dans cette définition du statut des plateformes : Uber n’est pas une plateforme d’intermédiation mais une plateforme de travail exerçant « une influence décisive sur les conditions de la prestation [des] chauffeurs »12

Pouvait dès lors se poser, au niveau national, la question de la subordination juridique.

C’est ce qu’a fait la Cour de cassation dans un arrêt du 28 novembre 2018 dit Take Eat Easy, nom de la plateforme numérique spécialisée dans la livraison de repas par des coursiers. Dans cet arrêt, la Cour constate l’existence d’un lien de subordination en raison du contrôle exercé par la plateforme via un système de géolocalisation et du pouvoir de sanction dont elle dispose à l’égard du coursier13

Dans cette lignée, l’arrêt Uber du 4 mars 202014 requalifie la relation de travail entre Uber et les conducteurs de VTC en contrat de travail. La Cour de cassation considère qu’il y a subordination puisqu’Uber organise la prestation de livraison, ne laisse pas le choix au chauffeur de l’itinéraire et de la course et peut sanctionner ce dernier en le privant de l’accès à la plateforme. 

A l’étranger les plateformes d’économie participative sont également concernées par les requalifications.  La Haute Cour de Justice espagnole a très récemment requalifié en contrat de travail les contrats liant des livreurs à vélo et la plateforme Glovo15

De même, la Cour suprême de Californie a qualifié de salariés les livreurs d’une plateforme numérique16. Pour cela, elle a élaboré un test dit ABC permettant de faire tomber la présomption de subordination17. Venant codifier cette décision, la Californie a adoptée le 10 septembre 2019 une loi Assembly Bill 5 visant principalement les plateformes de transport comme Uber. 

Outre l’aspect social de ce lent glissement des plateformes de l’intermédiation vers la prestation de service à bas coût, les répercussions en matière commerciale ne sont pas en reste. En cassant de plus en plus les coûts grâce à une main d’œuvre peu chère, les plateformes aggravent leur situation concurrentielle vis-à-vis des autres acteurs du marché. 

Les actions se multiplient en Europe contre Uber sur le fondement de la concurrence déloyale. 

Déjà, en 2014, les taxis barcelonais entendaient rétablir la loyauté dans la concurrence face au géant américain. Cet affrontement avait donné lieu à la saisine de la CJUE qui s’était prononcée sur le statut de la plateforme (voir supra)18

En Italie, une ordonnance du tribunal de Rome avait condamné Uber pour concurrence déloyale avant de suspendre l’effet de sa décision quelques semaines plus tard en raison de l’insertion d’une nouvelle disposition légale inattendue19

En Allemagne, un tribunal à Francfort a condamnée Uber le 19 décembre 2019 sur le fondement de la concurrence déloyale et a interdit l'exercice de son activité de transports de voyageurs via son système de location de voitures qui constitue l’essentiel de son activité en Allemagne20

Le terreau est donc particulièrement propice à une nouvelle condamnation de la plateforme en France sur le fondement de la concurrence déloyale. 

Epilogue 

Contrairement à l’action des taxis devant la Cour d’appel de Nîmes21, les taxis Varois et France Taxis invoquent cette fois au soutien de leurs prétentions un argument de poids qui ne peut être revu et corrigé par la plateforme américaine sans mettre à mal tout son business model.

En effet, le succès d’Uber s’explique en grande partie par ses prix attractifs. La précarité des chauffeurs fait partie intégrante du business model de la firme. Si la plateforme employait directement les chauffeurs, le coût se répercuterait inévitablement sur les courses facturées aux clients. Pas sûr dès lors que le numéro 1 mondial du VTC résiste à une refonte de son organisation22

En tout état de cause, cette action des taxis Varois et France Taxis constitue un énième assaut contre l’ubérisation où droit des affaires et droit social se rejoignent.

Face à cet affrontement, le juge ne pourra donner qu’une réponse circonstanciée. Le législateur devra quant à lui se positionner et apporter enfin une réponse claire sur les plateformes numériques et leurs travailleurs23

S’inspirant du modèle espagnol24, une réflexion sur la création d’un statut intermédiaire, entre le salariat et l’activité indépendante, avait été initiée dans une proposition de loi25. La création d’un statut ad hoc n’a cependant pas convaincu les parlementaires et le Comité national numérique qui l’a écartée dans son rapport publié le 1er juillet 202026

Une mission a été également confiée à l’ancien président de la chambre sociale de la Cour de cassation, Jean-Yves Frouin afin de définir les différents scenarios envisageables pour construire un cadre permettant la représentation des travailleurs des plateformes numériques27. Néanmoins, un tel cadre ne fera pas obstacle aux requalifications et partant aux éventuelles condamnations sur le fondement de la concurrence déloyale. 

Dès lors, en attendant un travail de fond sur le statut des plateformes et de leurs travailleurs, il est nécessaire pour les opérateurs de plateformes en ligne, d’être vigilants sur les conditions contractuelles et factuelles les liant à leurs collaborateurs afin d’éviter toute condamnation.

 

À RETENIR

  • Pour les plateformes
    • Risque de requalification des contrats avec les livreurs de VTC ;
    • Conséquences financières de la requalification : rappels de salaire (dont les heures supplémentaires, indemnités de licenciement, indemnités de congés payés, indemnités pour travail dissimulé pour les salariés et rappels de cotisations sociales) ;
    • Risques de condamnation pour concurrence déloyale à l’égard des autres professionnels du secteur et paiement des dommages-intérêts afférents ;
    • Risque de condamnation pénale pour travail dissimulé : amende de 225.000 € (art. 8224-5 C. trav.) et peines complémentaires mentionnées aux 1° à 5°, 8° et 9° de l’article 131-39 du code pénal ;
    • Dévalorisation de la société : dégradation de l’image de la société auprès des utilisateurs du service, des investisseurs et autres partenaires, dégradation capitalistique, impact négatif en termes de RSE.
  • Pour les travailleurs des plateformes
    • Précarisation des travailleurs : réduction de la liberté inhérente aux travailleurs indépendants et privation des avantages du salariat ;
    • Usage d’outils technologiques afin de maîtriser et contrôler la prestation de travail : source de stress au travail ;
    • Possibilité de demander la requalification de leur contrat avec la plateforme
    • Possibilité pour les travailleurs d’exercer leurs droits au sens du RGPD : droit d’opposition

Les avocats d’Altij se tiennent à votre disposition pour vous assister dans vos démarches et pour répondre à vos questions.

 

1GRAMSCI Antonio, Les Cahiers de Prison, Cahiers 3, Ed. Gallimard Paris, 1983

2Cass. soc. 4 mars 2020, n°19-13.316

3Uber France avait ainsi dû mettre fin à son service Uberpop mettant en relation des clients avec des conducteurs particuliers. La Cour de cassation, dans un arrêt n° 15-87.770 rendu par la chambre criminelle le 31 janvier 2017, avait condamné Uber France sur le fondement des pratiques commerciales trompeuses en raison des allégations d’une publicité donnant l’impression d’un service de covoiturage alors que le service était lucratif et dès lors illicite . La loi n° 2014-1104 du 1er octobre 2014 relative aux taxis et aux voitures de transport avec chauffeur dite loi Thévenoud venait en effet d’interdire cette pratique assimilée abusivement à du covoiturage.

4Ce principe s’appuie sur la liberté de commerce et d’industrie qui est une liberté de nature constitutionnelle issue de la loi du 2 et 17 mars 1791.

5Art. 1240 C.civ.

6Condamnation d’un titulaire d'une licence de taxi délivrée pour le territoire d'une commune qui exerce son activité dans une autre commune (Cass. com. 16 mai 1984 n° 83-11.678)

7CA Nîmes, 19 avril 2011, n° 10-5505, 1e ch. B, Syndicat des artisans taxis du Vaucluse c/ SARL Easy Take.

8Cass. soc. 28 novembre 2018, n° 17-20079, société Take eat Easy

9Cass. soc. 4 mars 2020, n°19-13.316

10THIEBART Patrick, « Pour une réglementation a minima de l’économie collaborative », Semaine sociale Lamy, n° 1706, 18 janvier 2016

11THIEBART Patrick, « Pour une réglementation a minima de l’économie collaborative », Semaine sociale Lamy, n° 1706, 18 janvier 2016

12CJUE, 20 déc. 2017, aff. C.434/15, Associacion Profesional Elite Taxi c. Uber Systems Spain

13Cass. soc., 28 novembre 2018, pourvoi n° 17-20.079

14Cass. soc. 4 mars 2020, n°19-13.316

15https://www.lesechos.fr/monde/europe/la-cour-supreme-espagnole-requalifie-les-livreurs-a-velo-comme-des-salaries-1248637

16Cour Suprême de Californie, Dynamax Operations West, Inc. v. Superior Court of Los Angeles County du 30 avril 2018

17PERULLI Adalberti, « Le droit du travail « au-delà de la subordination » », Revue de droit du travail, n° 5, 27 mai 2020, p°309

18CJUE, 20 déc. 2017, aff. C.434/15, Associacion Profesional Elite Taxi c. Uber Systems Spain

19Le Point, 14 avr. 2017, Italie : l’interdiction des véhicules Uber suspendue

20https://www.capital.fr/entreprises-marches/gros-revers-judiciaire-pour-uber-en-allemagne-1358192

21CA Nîmes, 19 avril 2011, n° 10-5505, 1e ch. B, Syndicat des artisans taxis du Vaucluse c/ SARL Easy Take.

22Semaine Sociale Lamy, n°1706, 18 janvier 2016.

La loi Travail du 8 aout 2016 et la loi dite LOM du 17 septembre 2019 ont esquissé un statut des travailleurs des plateformes (CHAMPEAUX Françoise, « Le débat continue sur les travailleurs des plateformes », Semaine Sociale Lamy, n°1911, 8 juin 2020). Désormais les plateformes doivent prendre en charge des cotisations d'assurance volontaire contre le risque d'accident du travail, la cotisation « formation professionnelle » et les frais liés à la validation des acquis de l'expérience (LOI n° 2016-1088 du 8 août 2016 relative au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels). De plus, en dehors de tout lien de subordination, les plateformes ont la possibilité d'élaborer des chartes déterminant les conditions et modalités d'exercice de leur responsabilité sociale à l'égard des travailleurs avec lesquelles elles collaborent. 

En outre, s’inspirant du modèle espagnol23, une réflexion sur la création d’un statut intermédiaire, entre le salariat et l’activité indépendante, avait été initiée (https://www.senat.fr/rap/l19-471/l19-4714.html#toc99). La création d’un statut ad hoc n’a cependant pas convaincu le Comité national numérique qui l’a écartée dans son rapport publié le 1er juillet 2020 (https://cnnumerique.fr/files/uploads/2020/2020.07.29_Rapport_Travailleurs_des_plateformes_Access.pdf).

24R. MARTINIERE, Approche comparative : le droit du travail hispano-britannique face aux plateformes numériques, Lexbase Hebdo, éd. soc., no 792, 25 juill. 2018, actes de colloques. Cf. infra, B. du II. De cette étude.

25http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl18-717.html

26Rapport du CNN

27www.gouvernement.fr/partage/11338-pour-une-meilleure-representation-des-travailleurs-des-plateformes-numeriques&nbsp;